De la Guinée-Bissau à l’ONU, l’ascension régulière de Carlos Lopes
Ce qui marque, c’est son flegme. Un physique râblé, une posture assez décontractée, avec un sourire légèrement énigmatique qui semble dire : « Je suis prêt. » Son pays, la Guinée-Bissau, minuscule Etat connu pour être l’une des plaques tournantes du trafic de cocaïne, longtemps secoué par des putschs à répétition et la guerre civile, a pourtant de quoi rendre nerveux.
Sa terre natale ne l’a d’ailleurs pas épargné. « Je suis né dans un petit coin du nord de la Guinée-Bissau, près de la ville de Canchungo. Ma famille est métisse, elle appartient donc plutôt à l’élite du pays. Nous sommes moitié portugais et cap-verdien. Ma grand-mère avait quitté le Cap-Vert pour trouver un emploi comme domestique. Mon grand-père produisait du rhum avec sa plantation de canne à sucre », résume-t-il.
Carlos Lopes a fait ses premiers pas au bord d’un fleuve qui donne son nom à la région, le Cacheu, au sein d’une fratrie de sept enfants. Son père, Eduardo, possédait une barge pour traverser le fleuve, mais ne s’est jamais rendu à Bissau, la capitale. « J’ai quitté le Cacheu pour rejoindre Bissau quand la guerre de libération a fait rage avec l’armée portugaise. Mon père avait beaucoup de sympathie pour le mouvement indépendantiste. Il a été emprisonné par la police politique du régime de Salazar, la Pide. Considéré comme un terroriste, il n’avait pourtant rien fait pour cela. »
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Les Guinéens accèdent à l’indépendance en 1973. Carlos Lopes débarque avec sa mère au Portugal en 1974, en pleine révolution des œillets. C’est ainsi qu’il fait son premier apprentissage politique, entre les discussions à bâtons rompus et la lecture des œuvres de Karl Marx : « J’ai ainsi mieux compris l’engagement politique de mon père. » Mais il retourne très vite en Guinée-Bissau, soucieux de participer à l’aventure de l’indépendance de son pays.
Il assaille son père de demandes. Celui-ci finit par contacter un ami à lui, un commandant angolais, exilé en Guinée. Il s’agit de Mario de Andrade, l’un des fondateurs du mouvement de libération de l’Angola, le MPLA. « Je suis devenu son bibliothécaire privé, et son influence a été marquante », se souvient-il. Il sera son premier mentor.
Mario de Andrade l’envoie faire des études en Suisse et le confie au bon soin du sociologue et altermondialiste suisse Jean Ziegler, à Genève. C’est sa deuxième rencontre forte, avec un homme passionné, dont il est loin de partager toutes les opinions, mais qu’il continue de voir aujourd’hui encore.
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Quand Mario de Andrade est nommé ministre de la culture de Guinée-Bissau, Carlos Lopes fait d’incessantes navettes entre Genève et Bissau, entre deux univers radicalement opposés. De quoi alimenter les réflexions de l’adolescent. C’est peut-être pourquoi aujourd’hui son regard sur l’Occident paraît aussi dénué d’aménité : « Ce que nous sommes en train de vivre de la part de pays dotés d’un certain niveau de vie, c’est la difficulté d’accepter que les conditions, qui ont longtemps présidé à leur prospérité, ont disparu. Ce que je remarque, c’est aussi qu’il ne leur est pas facile de changer leurs modes de consommation» Carlos Lopes a 19 ans quand il perd brutalement ses deux parents. A peine un an plus tard, Mario de Andrade, chassé par le coup d’Etat de Nino Vieira, s’exile à Paris. « Le métis cap-verdien que je suis, confie-t-il, va alors vivre un véritable déchirement. »
Après le changement de régime, les îles du Cap-Vert, qui faisaient partie de la Guinée-Bissau, décident de faire sécession. Carlos se sent coupé des siens. En 1982, il quitte l’Europe pour Bissau. Sur place, il propose au président Nino Vieira de créer un institut de recherche pluridisciplinaire, un peu comme le CNRS. C’est accepté. L’histoire se complique quand le dictateur Vieira lui offre le poste de secrétaire d’Etat à l’éducation. « Je n’avais que 28 ans, raconte-t-il. Un membre de l’équipe gouvernementale, Domingo Pereira, m’a sorti de ce piège en me propulsant au Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en tant que consultant. »
Carlos Lopes en devient directeur à 32 ans, puis secrétaire général à 40. En 1989, Carlos Lopes réside à New York dans un appartement situé sur l’île Roosevelt, en face de l’immeuble des Nations unies, son lieu de travail. Tous les matins, il rejoint son bureau par le téléphérique qui le relie à Manhattan.
Dans la nacelle
Il y croise souvent Kofi Annan, qu’il connaît de vue, puisque ce dernier est alors directeur du personnel de l’ONU. Les deux hommes s’apprécient et discutent dans la nacelle. Des liens se tissent, solides, qui serviront sa carrière. Le voilà nommé représentant des Nations unies au Zimbabwe en 1996, un Etat qui connaît alors une croissance annuelle de 8 % et jouit des meilleures notations.
Mais Carlos Lopes assiste au décrochage du pays et la situation sociale devient explosive. Fonctionnaires, salariés et vétérans de la guerre de libération réclament leur dû. Pendant cette période agitée, Kofi Annan et Carlos Lopes entretiennent un dialogue constant. C’est ainsi que Kofi Annan, devenu secrétaire général de l’ONU, choisit le Guinéen comme directeur politique. « Certaines voix se sont alors élevées pour mettre en doute mon identité africaine. »
Cet homme à la peau claire s’est toujours senti profondément africain. Il n’a jamais oublié le créole de son enfance et continue à se ressourcer deux à trois fois par an dans la plantation de canne reprise par un de ses frères. « Voilà ce qui a fait de moi ce que je suis. C’est à ce poste de directeur politique que j’ai pu trouver les mots pour dire ce que je pense, se souvient-il. Et le dire dans des termes recevables pour mes interlocuteurs. »
Aujourd’hui, à son nouveau poste, Carlos Lopes « revendique pour l’Afrique une certaine autonomie de pensée. Cela seul pourrait nous permettre d’élaborer une réponse pertinente à nos défis. Nous avons laissé les organisations internationales aux mains d’institutions financières. Cet abandon a permis que l’idée de croissance soit associée à des indicateurs qui ne correspondent pas à l’économie réelle. » Il tient là son fil rouge. Celui qui dessinera une Afrique capable de repenser le monde et « d’inventer un nouveau contrat social pour le XXIe siècle ».
Gilles Naudy / Le Monde