Casamance : Une justice sénégalaise inexistante ou coloniale ?
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La Casamance, berceau de richesses naturelles et culturelles, est aussi le théâtre d’une tragédie silencieuse. Depuis des décennies, ses habitants vivent dans l’ombre d’une justice qui semble leur tourner le dos. Les promesses politiques se succèdent, mais les espoirs s’effritent, laissant place à un sentiment profond de trahison. Pourquoi les Casamançais n’attendent-ils plus rien de la justice sénégalaise ? La réponse se trouve dans une histoire marquée par le sang, les disparitions forcées et l’impunité.
Une histoire sanglante et des noms qui hantent la mémoire
Tout commence avec Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal, dont le règne est entaché par l’assassinat du professeur Victor Emuhemba Diatta, premier Secrétaire Général du Mouvement des Forces Démocratiques de la Casamance (MFDC). Avec lui, d’autres figures emblématiques de l’indépendantisme casamançais, comme Émile Badiane, Ibou Diallo, Edouard Diatta, Dembo Coly, ont été éliminées, scellant ainsi un héritage de violence.
Abdou Diouf, surnommé le « Boucher de la Casamance », a poursuivi cette politique répressive. Plus de 11 000 Casamançais ont été exécutés sous son régime, tandis que 4 100 autres ont été arrêtés, torturés, et envoyés dans les prisons de Dakar, Thiès, Saint-Louis, Koutal et Tambacounda. Certains ont été jetés vivants en mer ou enterrés dans des fosses communes, comme celles de l’école d’agriculture EATA de Ziguinchor et du pont de Niambalang.
Abdoulaye Wade, arrivé au pouvoir avec la promesse de régler le problème de la Casamance en 100 jours, a laissé derrière lui le drame du naufrage du bateau « Le Joola », dont les circonstances restent troubles. L’assassinat d’Oumar Lamine Badji, président du Conseil régional de Ziguinchor, a ajouté une autre couche à ce sombre tableau.
Macky Sall : L’ère des disparitions et des assassinats ciblés
Sous Macky Sall, la répression a pris une tournure encore plus violente. Les assassinats de jeunes militants comme Mariama Sagna, François Mancabou, Mamadou Korka Ba, Moustapha Badji, Babacar Tandian Doucouré, Chérif Paby Badji, Abdou Elinkine Diatta, Fulbert Sambou, Didier Badji, et bien d’autres, ont marqué les esprits. Ces crimes, souvent perpétrés par des hommes de main du régime, restent impunis. Les enquêtes sont au point mort, et les familles des victimes continuent de réclamer justice en vain.
Les arrestations arbitraires et les disparitions forcées sont monnaie courante. Babacar Tandian Doucouré, un jeune pacifiste, a été arrêté et torturé par l’armée sénégalaise en avril 2022. Sa famille est sans nouvelles de lui depuis. Thierno Diallo, kidnappé à Diarone, et Adama Bamba Mané, interpellé à Diouloulou, ont subi le même sort. En décembre 2023, Tapha Coly et Bassirou Coly, deux frères de Manemane, ont été arrêtés alors qu’ils rendaient visite à leur tante malade. Leur disparition s’ajoute à celle de Fulbert Sambou et Didier Badji, portés disparus depuis novembre 2022.
Le silence des organisations de défense des droits de l’homme
Pendant que les Casamançais subissent ces violences, les organisations de défense des droits de l’homme basées à Dakar restent étrangement silencieuses. Leur mutisme face aux arrestations arbitraires, aux tortures et aux disparitions forcées interroge. Comment expliquer cette absence de réaction face à des violations aussi flagrantes des droits humains ?
Le nouveau gouvernement : Un espoir déçu ?
Avec l’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye, beaucoup de jeunes Casamançais avaient nourri l’espoir d’un changement. Le PASTEF, avec son discours de justice sociale, avait su séduire une jeunesse en quête de réformes. Mais les promesses semblent s’évaporer. Les injustices persistent, et la Casamance continue d’être ignorée par Dakar. La représentativité des Casamançais au sein du gouvernement reste symbolique, et les prisonniers politiques croupissent toujours dans les geôles sénégalaises.
Un cri du cœur : « Parle, chante, manifeste et meurs ! »
« Si tu parles ou tu chantes tu meurs, si tu te tais et pleures tu meurs, si tu manifestes pacifiquement tu meurs, alors parle, chante, manifeste et meurs ! » Ces mots, prononcés par un sage du quartier Boudody de Ziguinchor, résument le dilemme auquel sont confrontés les Casamançais. Face à une justice défaillante et un État sourd à leurs revendications, beaucoup voient dans le MFDC une alternative, certes radicale, mais qui reflète leurs aspirations à la liberté et à l’autonomie.
Une justice inexistante ou coloniale?
La Casamance est un pays meurtri, où les blessures du passé restent ouvertes. Les noms des victimes, de Victor Emuhemba Diatta à François Mancabou, en passant par Mariama Sagna et Babacar Tandian Doucouré, résonnent comme un rappel douloureux de l’impunité qui règne. Tant que la justice coloniale sénégalaise restera sourde aux cris des Casamançais, l’espoir d’une paix durable et d’un développement équitable restera un rêve lointain.
Pour les Casamançais, la justice n’est plus qu’un mot vide de sens. Et tant que les responsables de ces crimes resteront impunis, la Casamance continuera de se sentir abandonnée, trahie, et oubliée.
Pierre Coly